L'opération Rolling Thunder : l'impasse de la guerre aérienne
Dans les annales de l’histoire militaire, peu de campagnes suscitent autant de débats que l’opération Rolling Thunder (2 mars 1965 - 2 novembre 1968). Conçue comme un outil stratégique pour affaiblir la capacité militaire du Nord-Vietnam et pousser ses dirigeants à négocier, Rolling Thunder deviendra avec le temps un symbole d’escalade, de frustration, mais aussi des limites de la puissance aérienne dans la guerre moderne. Pendant trois ans, les avions américains vont larguer plus de bombes sur le Nord-Vietnam que dans tout le théâtre du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale, mais la campagne n’atteint pas ses objectifs principaux.
1965 : la bascule
Pour comprendre l’opération Rolling Thunder, il faut d’abord
rappeler le contexe géopolitique et militaire du début des années 1960. Les
États-Unis s’impliquent progressivement au Vietnam depuis les accords de Genève
de 1954, qui divisent le pays en un Nord communiste et un Sud anticommuniste.
En 1964, l’insurrection menée par le Viêt-Cong au Sud-Vietnam, soutenue par Hanoï,
menace de renverser le gouvernement de Saigon. L’incident du golfe du Tonkin en
août 1964 – des attaques présumées de forces nord-vietnamiennes contre des
navires américains – fournit le prétexte à l’escalade, malgré l'absence confirmée depuis d'attaque nord-vietnamienne. Le Congrès adopte la
résolution du golfe du Tonkin, octroyant au président Johnson une large
autorité pour utiliser la force militaire.
Le secrétaire à la
Défense Robert McNamara et le conseiller à la sécurité nationale McGeorge
Bundy, estiment que la puissance aérienne peut compenser les faiblesses des
forces terrestres sud-vietnamiennes. La campagne s’inspire des stratégies de
bombardement de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée, mais les
jungles denses, l’économie décentralisée et la population résiliente du Nord-Vietnam
posent des défis uniques. Les dirigeants nord-vietnamiens, aguerris par des
décennies de lutte anticoloniale contre la France, semblent peu susceptibles de
céder sous la pression.
Objectifs et planification
L’opération Rolling Thunder n’est pas une mission unique,
mais une campagne par phases qui s’étend sur plusieurs années avec des
objectifs évolutifs. Ses buts principaux sont triples : perturber la capacité
du Nord-Vietnam à soutenir les Viêt-Cong en ciblant des infrastructures comme
les routes, les ponts et les dépôts de ravitaillement ; éroder la volonté de
combattre de Hanoï par une pression soutenue ; et démontrer l’engagement des
États-Unis envers le Sud-Vietnam. La campagne est « graduée », ce qui signifie
que l’intensité des bombardements augmente progressivement pour signaler la
détermination tout en évitant de provoquer la Chine ou l’Union soviétique.
La planification est marquée par des tensions. Les Joint Chiefs of Staff plaident pour des frappes agressives sur des cibles stratégiques, y compris Hanoï et Haiphong, mais Johnson et McNamara imposent des règles d’engagement (ROE: Rules of Engagement) strictes pour minimiser les pertes civiles et éviter une escalade. Les cibles sont souvent choisies par des responsables civils à Washington, et non par les commandants militaires, ce qui suscite des accusations de micro gestion. Le nom de la campagne, Rolling Thunder (Tonnerre roulant), évoque une tempête implacable, mais son exécution est entravée par des contraintes politiques et les solides défenses aériennes du Nord-Vietnam, notamment les missiles sol-air (SAM) fournis par les Soviétiques.
Exécution et défis
L’opération Rolling Thunder débute le 2 mars 1965, lorsque des avions de l’US Air Force et de la Navy frappent des dépôts de munitions près de Hanoï. Au cours des trois années suivantes, la campagne s’élargit pour inclure des sites industriels, des réseaux de transport et des bases militaires. La campagne mobilise des appareils emblématiques comme le F-4 Phantom, le B-52 Stratofortress et l’A-4 Skyhawk, pilotés par des équipages confrontés à un feu antiaérien intense et à des missiles SAM. En effet, les défenses nord-vietnamiennes sont redoutables. L’aide soviétique et chinoise fournit des radars, de la DCA et des chasseurs MiG, qui défient la suprématie aérienne américaine. La piste Hô Chi Minh, un réseau tentaculaire de chemins dans la jungle, permet à Hanoï de maintenir les approvisionnements aux Viêt-Cong malgré les bombardements intensifs. Les conditions météorologiques compliquent également les opérations : les moussons vietnamiennes brouillent la visibilité des cibles et clouent les missions au sol. Plus crucial encore, l’économie nord-vietnamienne, largement agraire, n’offre pas les points d’étranglement industriels qui rendent les bombardements stratégiques efficaces, comme lors de la Seconde Guerre mondiale.
Les récits des pilotes révèlent le coût humain de la
campagne. Beaucoup effectuent plusieurs missions par jour en empruntant des axes d'attaque parfois très dangereux. La perte de camarades, combinée à des
ROE restrictives, engendre une frustration croissante. Par exemple, les pilotes
doivent souvent éviter des cibles clés comme le port de Haiphong pour ne pas
provoquer une intervention soviétique ou chinoise. Pendant ce temps, les civils
nord-vietnamiens endurent des souffrances immenses : des milliers de personnes
sont tuées, des villages entiers sont rasés, mais la détermination de Hanoï ne
fait que se renforcer. Les habitants s’organisent pour réparer les
infrastructures endommagées et maintenir la résistance, transformant les
bombardements en un symbole de leur lutte nationale.
Impact et controverses
L’impact de l’opération Rolling Thunder est paradoxal. La CIA estime que les dommages infligés au Nord-Vietnam s’élèvent à 500 millions de dollars. Elle estime également qu’en avril 1967, l’opération a déjà causé 52 000 pertes, dont 21 000 morts. Selon la CIA, 75 % des victimes participent à des opérations militaires ou quasi-militaires, y compris des civils travaillant sur des activités militaires et logistiques. En 1965, 45 % des victimes étaient des civils et des travailleurs logistiques, une proportion qui grimpe à 80 % en 1966. En juin 1967, toujours selon la CIA, les bombardements ont provoqué entre 19 000 et 26 000 morts, dont 13 000 à 17 000 civils. À la fin de 1967, elle recense 27 900 militaires et 48 000 civils tués ou blessés. Le gouvernement américain estime que l’opération a causé au total la mort de 30 000 civils.
Au total 506 avions de l’US Air Force, 397 de la Navy et 19 de Marines (USMC) sont perdus au-dessus ou près du Nord-Vietnam. Au cours de l’opération, sur les 745 membres d’équipage abattus, l’US Air Force comptabilise 145 rescapés, 255 tués, 222 capturés (dont 23 meurent en captivité) et 123 portés disparus. Les chiffres concernant les pertes de la Navy et de l'USMC sont plus difficiles à obtenir. Sur les 44 mois de l’opération, 454 aviateurs navals sont tués, capturés ou portés disparus lors des opérations combinées au-dessus du Nord-Vietnam et du Laos.
Sur le plan politique, Rolling Thunder devient un catalyseur
de tensions. Aux États-Unis, la montée des pertes et les manifestations contre
la guerre érodent le soutien public. Les images de villages bombardés
alimentent l’indignation, amplifiant le mouvement pour la paix. À
l’international, la campagne suscite des condamnations, les critiques accusant
les États-Unis d’usage disproportionné de la force. À Hanoï, les bombardements
galvanisent l’unité nationale, les civils étant mobilisés pour reconstruire et
résister.
L’incapacité de la campagne à atteindre ses objectifs
déclenche des débats sur l’efficacité de la puissance aérienne. Les critiques
estiment que l’approche graduée trahit les intentions américaines, permettant
au Nord-Vietnam de s’adapter. D’autres dénoncent les ROE, qui épargnent des
cibles clés comme le port de Haiphong. Les défenseurs, cependant, affirment que
la campagne limite les options de Hanoï et empêche une victoire plus rapide du
Viêt-Cong.
Héritage et enseignements
Lorsque le président Johnson met fin à Rolling Thunder le 2
novembre 1968, la campagne laisse un héritage complexe. Elle ne parvient ni à
briser la volonté du Nord-Vietnam ni à stopper son soutien au Viêt-Cong, mais
elle marque la trajectoire de la guerre du Vietnam. L’escalade qu’elle
représente approfondit l’engagement américain qui la voie au déploiement
de plus en plus d'hommes y compris des soldats du contingent. Elle révèle également les limites de la
technologie et de la puissance de feu face à un adversaire asymétrique déterminé.
Les enseignements de Rolling Thunder résonnent dans la guerre
moderne. La campagne souligne l’importance d’objectifs clairs, d’une évaluation
réaliste de la résilience de l’ennemi et des risques d’un contrôle civil sur
les décisions tactiques. Elle met aussi en lumière les dimensions
psychologiques et politiques des campagnes de bombardement, qui peuvent
galvaniser plutôt que démoraliser un adversaire. Les campagnes aériennes
américaines ultérieures, de Tempête du Désert à l’Afghanistan, reflètent des
efforts pour corriger ces lacunes, en mettant l’accent sur la précision et la
force écrasante.
Au Vietnam, les cicatrices de Rolling Thunder perdurent. Les
bombardements ont dévasté des communautés, provoqué le déplacement de milliers de personnes et
laissé un nombre important de munitions non explosées. Pourtant, ils renforcent
également le récit de résistance du Nord-Vietnam, pierre angulaire de son
identité nationale. Aujourd’hui, les musées de Hanoï exposent des avions
américains abattus comme des symboles de la victoire du peuple vietnamien.
Sources :
https://archive.org/details/rollingthunderam0000smit
An Appraisal of the Bombing of North Vietnam 1 July – 31 October 1968" (PDF). Vietnam Virtual Archive. Texas Tech University.
"Estimated Casualties in North Vietnam Resulting From the Rolling Thunder Program" (PDF). Freedom of Information Act Electronic Reading Room. CIA. Archived from the original (PDF) on 23 January 2017.
https://en.wikipedia.org/wiki/Operation_Rolling_Thunder
Le parcours de pilotes américains :
https://www.airmanmagazine.af.mil/Features/Display/Article/2569316/rolling-thunder/
Documentaire en vo :

Merci pour cet article.
RépondreSupprimerPourtant, c'est la force aérienne des USA qui va permettre de sortir du conflit en 1972 avec les opérations Linebaker et l'utilisation intensif des B-52 qui bombarderont la capitale nord-vietnamienne et épuiseront le stock de SAM-2. Mais en levant cette fois-ci les restrictions sur les objectifs militaires parce que Nixon a préparé le terrain diplomatique pour se faire.
La force aérienne reste un atout considérable jusqu'aux récentes leçons de la guerre en Ukraine.
Cela fonctionne beaucoup moins bien avec un pays nucléarisé militairement ayant la même niveau technologique que vous.
Les pertes aériennes furent énormes lors de cette opération et les défections des pilotes U.S. demeurèrent très importantes. A l'issue de cette opération, le ministère de la défense US savait que la guerre était perdue, on retrouve les preuves dans l'affaire des Pentagone Papers.
Cette campagne aérienne est l’archétype de l’expression « une guerre de retard », mais elle permet le développement de nouvelles armes tel que les wild weasel pour les missions SEAD ou encore l’appuie rapproché avec la série des spooky.
RépondreSupprimerArticle fort intéressant, merci.